Posting from Anne:
Donner la parole aux sans-voix, par
Luis Sepulveda.
Table ronde “Donner la parole aux
autres”, vendredi 1er juin, 19h30 (Supplement Le Monde des Livres le 25 mai
2102)
Je suppose que le premier document qui
donne la parole aux sans-voix est un poème épique intitulé
La Auracana. Son auteur
est un poète soldat,
Alonso de Ercilla, qui accompagna le conquistador García Hurtado de Mendoza dans la conquête du Chili entre 1557 et
1559. Dans ce poème, Ercilla témoigne du cou-
rage de l’autre, del’Indien, de celui
qui était different et en meme temps digne et valeureux.
La manifestation littéraire la plus connue pour avoir donné la parole
à ceux qui ne l’ont pas ou ne peuvent
faire entendre leur voix est peut-être
le «J’Accuse...!» d’Emile Zola car, effectivement, le capitaine Dreyfus n’avait pas la possibilité de faire
connaître sa vérité. Pourtant, malgré l’immense courage de l’article de Zola, la vérité ne réussit pas à s’imposer dans
toute sa splendeur.
Dans la literature latino-américaine, à partir du XVIIIe siècle, nombreux sont les écrivains qui donnèrent la parole à ceux qui n’avaient aucune
possibilité de dire «j’existe», «je vis et je
ne suis pas invisible».
Quand le Chilien Baldomero Lillo publia SubTerra et SubSole, ses romans superbes et
durs, il y donna la parole aux miséreux d’une manière aussi efficace que le Germinal de Zola, mais en prenant soin d’identifier parfaitement les responsables
des conditions de vie pénibles, misérables, inhumaines dans lesquelles végétaient
les mineurs du charbon dans le sud du Chili, et du salpêtre dans le desert
d’Atacama (…).
On peut en dire de meme duBrésilien Guimarães Rosaqui, dans Diadorim, choisit comme narrateur un homme qui parcourt
une terre pleine de calamites sociales dont la description crée la
plus solide des dénonciations, grace à l’utilisation d’un langage populaire. A notre époque, jecrois que le
plus consequent des écrivains qui tentent de donner la parole aux sans-voix
est le Polonais Ryszard Kapuscinski. Un recueil de récits comme Ebène
reflète l’identité du continent africain dans son effort pour en
finir avec le colonialisme et une pauvreté qui, pour les puissances coloniales,
semblait aussi naturelle que la couleur de la peau des indigenes (…).
Pour moi, le plus remarquable chez les
écrivains qui m’intéressent, c’est qu’ils donnent à la literature le meme poids
éthique que celui avec lequel ils affrontent
l’activité sociale, et que l’esthétique qu’ils
accordant à la literature enrichit leurs
vies. Ce n’est pas par hazard ou par simple
procédé littéraire que le Suédois Henning Mankell utilize l’argument d’un roman policier scandinave pour donner la parole aux victimes
de l’apartheid en Afrique du Sud. De même, lorsque Doris Lessing
fait de son œuvre une tribune permanente où les sans-voix expriment leur désenchantement mais aussi leur espoir.
Il m’est particulièrement difficile d’imaginer une literature où le conflit
entre l’homme et ce qui l’empêche
d’être heureux serait absent. Je ne pourrais m’attaquer à la littérature,
à l’écriture, sans la conscience d’être la mémoire de mon pays,
de mon continent et de l’humanité (…).
Il y a quelques années, j’ai visité
le camp de concentration de Bergen-Belsen
en Allemagne. Je savais que, parmi les centaines
de milliers de victimes des nazis, une fillette appelée Anne Frank y avait été assassinée
et que ses restes se trouvaient dans une des fosses communes, des tombes
collectives, des monuments à l’horreur. Bergen-Belsen
et tous les camps de concentration de n’importe quel pays du monde se visitent en silence, car la voix se refuse à décrire
ce que l’œil voit, la mémoire voit, et pourtant chacun sait qu’il devra faire l’effort
de nommer tout cela avec la force solennelle des mots. Dans un coin de Bergen-Belsen, près des fours crématoires,
quelqu’un, je ne sais qui ni quand, a écrit des mots qui sont la Pierre angulaire de mon
moi d’écrivain, la source de tout ce que j’écris. Ces mots disaient, dissent et
diront tant qu’existeront ceux qui s’obstinent à sacrifier la mémoire: «J’étais ici et personne ne racontera mon
histoire.» Je me suis agenouillé devant ces mots et j’ai juré à celui ou à celle qui les avait écrits que je
raconterai son histoire, que je lui donnerai
ma voix pour que son silence ne soit plus
une lourde Pierre tombale, celle du plus infâme des oublis.
Voilà pourquoi j’écris.
Traduit de l’espagnol par Bertille Hausberg
LuisSepúlveda,
Né en1949 au Chili, a
connu
la prison sous Pinochet,
puis l’exil. Sans cesser
de militer pour les droits
de l’homme, mais aussi
pour l’environnement, il parcourt l’Amérique
latine et l’Afrique, et
tire de ces voyages romans,
récits, films. Son amour
du voyage et des peuples
premiers est au cœur de
son recent livre,
Dernières Nouvelles du Sud
(Métailié,2012).
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